Malouines

Une couche de nuages noirs lancée à fleur de ciel se hâtait vers un point inconnu, au-dessus de la plage de Dinard.  

Sur cette ligne s’apercevait, immobile, une zone de rose pâle – un peu vernis à ongles pour dames d’un certain âge – qui, intouchée par les turbulences d’en bas, surplombait princièrement tout ce remue-ménage. 

Elle était entrée dans l’eau acérée du soir, qui l’avait saisie d’une poigne de fer.  

Elle avait d’abord simulé un naufrage – coup d’œil aux environs, heureusement aucun garde-côte à cette heure tardive.  

Elle était étendue seule sur la mer qui envahissait cette proie inhabituelle, s’infiltrait dans chaque repli douillet.  

En jouant l’inanimée, elle lui avait laissé croire à sa victoire. 

Puis elle avait vu soudain, tel un sous-marin qui émerge des flots, la ville fortifiée se hisser hors des vagues. 

Elle n’avait plus l’impression d’être la bienheureuse solitaire perchée sur son radeau, mais d’incarner l’île même qui serait recouverte, résorbée dans l’insondable des eaux. 

Ce jour-là, un goéland lui avait volé la tablette d’Emmental qu’elle conservait au frais au bord de sa fenêtre. Elle avait cherché partout des traces de cellophane sans se résigner à sa disparition complète. Comment avait-il soulevé pareil poids et ôté l’emballage ?  

Elle se comparait au corbeau, volé par le renard ; mais au moins avait-il été libre de faire choir son fromage. 

Peu après un groupe de jeunes s’était installé à l’autre bout de la plage. 

Elle s’était glissée sur un banc taillé dans la pierre, la nuque bien calée contre ce socle ferme pour suivre la galopade des nuages : au ras des toits, leurs bolides sombres lui donnaient le tournis alors que plus haut, une mosaïque de nacre tapissait le ciel. 

Aux cloches de l’angélus s’étaient mêlés des sanglots juste en bas du rempart.  

Elle s’était figée, inquiète.  

Une des filles invectivait son amoureux au bout du fil, lui reprochant de l’avoir laissée sans nouvelles. Elle gesticulait dans un monologue de théâtre, dénonçant ce qu’elle jugeait une insulte ou bien un abandon. 

Son tourment avait été enfourné par un trou bleu dans la course du ciel. 

II

C’est alors qu’avait surgi un drôle de moustique à la surface de la mer. Un être, homme ou femme, enveloppé dans une combinaison noire (l’eau était si froide, elle le savait pour grelotter deux heures après chaque baignade), avançait immergé jusqu’à la taille, en allongeant un bras après l’autre comme des rames : elle n’avait vu cette avancée régulière et dansante qu’aux araignées d’été sillonnant les rivières.  

Le site de Saint-Malo surtout, qui protégeait la rade, la bouleversait : ce qui devait l’émouvoir à ce point, c’était, elle se l’imaginait, de voir une ville si hermétiquement close, ouverte sur l’océan, mais barrière imprenable. De la sentir résistante, dans ses remparts enroulés en cache-nez et sa multitude de fenêtres face aux chamailleries du vent, derrière lesquelles rien ne filtrait des tristesses cachées.  

Mais c’était aussi son apparence changeante. La ville débutait par un or matinal ; aux blancheurs de midi elle était convertie en île grecque des Cyclades ; puis elle devenait un village africain que le soir étreignait d’un orange tropical. 

Un coup d’œil à la petite jeune en contrebas l’avait rassurée. Après un bruit de baskets qui accouraient, la victime était solidement épaulée par deux de ses compagnes. 

III

Elle songeait à ces concomitances,
à cette infortune sentimentale surmontée par les nuages
à cet entêtement de l’insecte qui rayait le miroir de la mer

au goéland malin qui déjouait les défenses

aux escarres d’une amie sur son lit d’hôpital
aux liens qui se rompaient, comme un adolescent décide de larguer les amarres,

aux remparts immuables et sans cesse mouvants
aux chevaliers endormis dans la crypte au retour des croisades
au sable qui finirait par recouvrir les plaies
à cette convergence du vital qui l’essoufflait sans cesse
– signes que ses sens restaient fidèlement éveillés
et que l’existence gardait son foisonnement indomptable.