Réduction

Sur leur peau, la sueur était léchée par un souffle glacial. 

2000 mètres seulement, mais la tramontane qui harcelait la plaine creusait dans le massif des couloirs d’air gelé.  

Leur petit groupe avançait lentement sur un sentier dessiné par la rigole d’un gave, comme un long doigt que la mer enfonce dans le sable. Le souffle raccourci par l’effort, ils avaient les yeux braqués au sol pour empêcher les pierres de rouler sous leurs pas.  

Seules les pointes roses des bleuets trouaient la mousse roussie de froid.  

Chacun, un peu nauséeux, évitait de fixer le haut de la côte qui dansait dans les nuages.  

Un cumulus rieur se dandinait au-dessus de leurs têtes. Mieux valait ne pas se fier à un ciel trop clément : dans ces sommets un orage pouvait en un clin d’œil succéder au soleil matinal.  

Son paysage favori prenait forme au fil de l’excursion : loin des pics incommodes, les champs à pâturages mamelonnaient en silence.  

De quoi y accouder ses rêves.

Ils allaient arriver sur la crête quand son téléphone avait retenti dans l’écho des montagnes.  

C’était l’entreprise funéraire qui lui communiquait le devis demandé pour l’ouverture du tombeau familial.  

Il abritait six cavités, comme les alvéoles d’une ruche turbulente.  

Pour recenser les occupants du lieu, il faudrait percer une travée à partir de l’allée centrale jusqu’aux fondations.  

Trois cents euros serait le prix pour forer un tunnel vers les deux niches du bas.  

Dans les compartiments supérieurs plus faciles d’accès, la moitié de la somme suffirait pour ouvrir un judas.

Mais un problème se posait : si le caveau était complet (bien que les registres, bizarrement, n’en aient pas gardé trace), comment les défunts étaient-ils répartis ? Car à l’époque on ne gravait pas tous les noms sur la plaque des familles 

Elle était ennuyée car il fallait bien choisir celui de l’équipe à réduire en premier. Elle avait été encore plus perplexe quand l’agente funéraire lui avait précisé qu’il n’y avait aucune garantie que la manipulation soit même réalisable : il était très fréquent qu’un corps ne se décompose pas.  

La rumeur courait qu’au moins trente pour cent des cercueils en métal révélaient un locataire intact aux yeux des fossoyeurs.  

Elle s’était interrogée sur les reliques des saints, vénérées comme miracles. 

Le vent l’avait traversée d’une lame glaciale.  

Elle avait frissonné, sans savoir si c’était de froid. 

Elle maugréait contre cette tâche ingrate qui n’aurait pas dû lui incomber, normalement : car sa mère trop craintive s’était abstenue de faire elle-même ce ménage.  

En négligeant de chercher, les gens espéraient sûrement – par vague superstition – ne pas tenter le sort. 

Mais c’était comme foncer dans un mur sans prévoir de freiner. 

En justifiant le devis, la voix lointaine expliquait chaque modalité de l’intervention à venir. C’est à l’aube qu’aurait lieu l’exhumation, avant l’ouverture du cimetière pour ne pas effrayer le public (elle avait salué la délicate intention tout en sachant la nuit blanche assurée). Mieux valait s’en prendre d’abord aux plus anciens en place afin d’augmenter leurs chances d’être biodégradables. 

Puis tous les restes – les cendres mais aussi les ossements en assez bon état pour être remués sans encombre –, seraient rangés dans une housse à glissière que l’on fermerait hermétiquement.  

Chaque étape avait été conçue par l’entreprise pour adoucir l’opération.  

Elle pensait aux Indiens jivaros qui rapetissaient la tête de leurs ennemis prisonniers au combat : mais cette pratique était un moyen vertueux de s’approprier leur courage.  

À côté d’elle, des anémones violettes ployaient leurs tiges grêles sous la courbure du vent.  

Elle s’était excusée de haleter dans le combiné – l’autre au bout du fil devait se demander ce qu’elle fabriquait – mais sous l’effet de la concentration, ses muscles s’étaient raidis et l’air se mettait à manquer. 

C’est au moment où ils arrivaient au sommet qu’elle avait conclu le marché. Au même instant le vent s’était engouffré dans son téléphone portable.  

Comme si la nature réclamait de garder l’avantage. 

Cocasse, que cet appel se soit produit au point culminant du trajet, où elle contemplait d’un seul regard le pic du Cambre d’Ase, comme détachée des liens terrestres, déjà positionnée pour l’ultime randonnée, ayant pris de la hauteur sur toutes les formes d’entrave (elle rendait grâce à ce coup de chance qui, loin de lui faire peur, apprivoisait la cérémonie du départ) alors que de sa montagne elle touchait presque l’éternité qui lui faisait signe à deux pas.