Thalasso

De grosses bulles lui remontaient le long du dos. En arrière-fond sonore, un bruit de vagues enregistré pour se croire à la plage.  

Elle était étendue au creux de la baignoire. Pour la relaxer davantage, y étaient versées quelques huiles essentielles.  

Trois jours volés à l’empilement des tâches.  

On lui avait offert d’éteindre la lumière. Elle avait tergiversé un moment : mais à la perspective de l’obscurité, ses antennes d’instinct s’étaient mises en alerte.  

Elle était censée s’abandonner dans son coffre bouillonnant.   

Mais juste avant la séance, un coup de fil lui avait appris qu’une lointaine cousine, désaxée sur la fin, venait de rendre l’âme.  

La tutelle légale s’achevait au moment du décès. Faute de descendance, il était impossible d’accomplir ses dernières volontés : un membre de la famille devait donner son consentement pour qu’elle soit incinérée.  

En attendant, la défunte poireautait dans une morgue d’hôpital. Une vieille enfant échappée d’un roman de Mauriac, toujours fardée lourdement – sans qu’on sache pourquoi. 

L’anecdote n’était pas banale. 

Elle avait fermé les yeux, refusant de laisser cet obstacle lui pourrir son unique détente, soutirée avec peine au planning du printemps.  

De sa bouche flottante naîtrait la parole qui transformerait sa compagne en fumée.  

Elle trouvait cocasse que de son eau à elle puisse jaillir le feu dont ensemble elles sortiraient régénérées.

Elle pensait à ce corps sec resté vierge, qui végétait au loin. Elle avait tenté de lui envoyer à distance quelques embruns surgis à la surface des mers.  

Mais elle pressentait d’autres tracas. Ne serait-ce que pour engager les pompes funèbres, il fallait s’en remettre à un collatéral.  

Elle se voyait mal entre deux bains de vapeur passer la commande d’un cercueil.  

Elle maugréait contre cette coïncidence qui ruinait ses vœux de lâcher-prise mental.  

Un être retenu sur un seuil fatal espérait qu’on lui donne le feu vert du départ.  

Le corps couché en parallèle lui demandait de conclure ce qui dans sa vie était resté inabouti. Mais tout s’opposait dans leurs cheminements : où l’une optait pour l’excès, pour un rythme suractif, l’autre s’était contentée de ramasser des miettes.   

Ce jour-là, tous les soins rappelaient à la matière humaine qu’elle était périssable.  

Le matin déjà, pour un bain d’argile on avait enduit son dos d’une pâte visqueuse couleur des fonds marins, et on l’avait enroulée de la tête aux pieds dans une couverture chauffante. Puis on avait refermé hermétiquement le rabat. Les crampons de scratch l’avaient immobilisée sans moyen de bouger. Et on l’avait programmée pour vingt minutes à macérer, comme le cadavre au loin maintenu dans ses cales. 

N’empêche, elle avait bien fait, l’employée, de ne pas la laisser dans le noir. Peut-être aurait-elle crié, de sentir l’égarée qui cherchait son visa.  

Elle l’imaginait dans la même position allongée sur le dos. 

Sur un corps mal aimé, personne n’avait effacé la dévastation d’une mère possessive, ne lui octroyant que ce maquillage insensé dont elle s’entartinait, – emplâtre qu’une enfant aurait eu envie de rayer – et ce rouge pour des lèvres qui n’avaient donné nul baiser.  

La mère volontiers libertine avait interdit à sa fille l’accès aux douceurs qu’elle-même avait goûtées. Si bien que chaque matin la fille enfilait docilement son masque, qui laissait supposer une jouissance dont seule la mère gardait le privilège. 

Flouée.  

Dans son parcours manquait un sens. 

Elle avait été élevée dans l’apparence d’une traînée défraîchie avant l’âge, pomponnée pour le dévergondage.  

Mais la mère, elle, ne s’était pas gênée.  

Avait-elle eu, celle-là, conscience de la cruauté à faire passer, sous le nez de sa descendante, les effluves d’un repas alléchant qu’elle savourait à la barbe du mari, ne laissant derrière elle qu’une esquisse de félicités imprécises…  

Quelle loyauté imbécile avait amené la fille à se taire. Était-ce par peur du risque qu’elle était devenue cette carcasse déjà vide ?  

Terrible choix de tout gober.  

Pauvre cloche, l’avait-elle soupçonné ; à moins que cela ne l’ait arrangée, dans cette peur des autres qui s’était progressivement installée. 

Elle s’était coulée un peu plus dans le liquide bienveillant, pour se soustraire au bûcher.  

Des picotements excitaient ses voûtes plantaires. Bientôt une pulsation plus forte était montée le long des jambes, et avait enveloppé ses hanches. 

C’est son bassin entier qu’une main de fer avait soudain empoigné.  

Dans un clapotis l’étreinte s’était resserrée et elle avait entrouvert un œil, juste pour vérifier que personne ne s’était introduit dans la salle.  

On n’entendait que les gargouillis de son eau bouillonnante.  

Elle s’était autorisée de légers grognements, couverts par le vacarme des flots. De cette certitude – qu’une nouvelle vague allait, quoi qu’il arrive, lui labourer le dos – venait une grande partie de son plaisir. 

Une sensation nouvelle l’avait gagnée à mesure que le courant lui martelait les flancs. Il s’était insinué le long des côtes, atteignait les lombaires.  

Elle avait senti mille aiguilles lui démanger la chair comme autant d’ongles fouillant un point inaccessible, un espace bermudien entre les omoplates.  

Mais tandis que malgré elle s’échappait de ses lèvres l’encouragement à poursuivre, la sensation s’était déjà déplacée, et c’était au tour de ses épaules d’être adroitement malaxées.  

La pression amie avait alors déniché dans un endroit exquis, l’arrière du bras méconnu des amants, un territoire à explorer que, par à-coups successifs, l’onde foulait, puis relâchait. Comme si une pieuvre collait à elle ses ventouses, se plaquait en avides succions, l’enserrait de ses tentacules chauds pour la quitter soudain, et la rendre à l’anticipation de l’enlacement suivant.  

Elle ignorait qu’une telle délectation veillait à l’arrière de ses bras.

Elle s’était réveillée tout à fait, confuse de s’être laissée prendre à un artifice mécanique.  

Elle craignait aussi que son double – dans un sursaut de dépit – n’essaie de lui ravir sa délivrance. Car s’était dessiné ce soir-là un secret que l’autre n’avait jamais perçu et dont la révélation lui était accordée quand il était trop tard.  

De quoi se morfondre d’une privation dont on saisit l’injustice pour la première fois.