Elle était allée voir la pièce de Duras où, dans la ville détruite par la bombe atomique, se jouait la liaison fulgurante entre un Japonais et une Française.
Sur la ruine des deux pays, ils conjuraient la folie collective qui avait eu, d’un bout à l’autre de la terre, des conséquences analogues : cruauté des patriotes à tondre leurs semblables, à meurtrir dans sa chair un amour interdit.
L’héroïne française racontait à l’amant japonais comment, une décennie plus tôt, elle était restée collée au corps mort de son amour allemand.
Comme si l’Amant provenait toujours, dans l’écriture des femmes, d’une contrée éloignée, de terres forcément étrangères.
Sur scène, l’Asiatique apprenait une leçon à l’oral : il ânonnait les syllabes que la Française répétait, produisant un résultat comique qui détonnait avec le sérieux du sujet.
La salle avait éclaté de rire.
Dans un livre d’Amélie Nothomb, l’amant oriental exprimait aussi – par ce va-et-vient de sonorités entre une bouche experte et des lèvres qui l’imitent – le désir hypnotique de se fondre dans la langue de l’autre.
Ce jeu d’apprentissage avait surtout rappelé à la spectatrice qu’elle avait pendant des décennies formé des centaines d’étudiants étrangers, repartis en lui laissant l’empreinte de leurs visages et, à l’oreille, le son des syllabes hachées selon l’endroit du monde d’où ils venaient : diphtongues nasalisées de l’anglais, consonnes roulées à la slave, accent tonique de l’espagnol…
Et là, dans la chaleur obscure de cette salle, elle se sentait en pays retrouvé, reconnaissant dans l’intonation du personnage la prosodie du japonais.
Lui remontaient toutes ces complicités – chaque promotion nouvellement arrivée se substituant aux étudiants déjà instruits dont il fallait se séparer . Elle devait faire le deuil de tous, frustrée à chaque départ de l’effort investi, qui germerait au loin.
Que de visages s’étaient succédé et remontaient à sa mémoire pour peu qu’une guerre s’annonce ou qu’une bombe éclate sur la planète.
Travailler en marge de la société, avec des êtres qui n’avaient pas les codes pour s’intégrer, la rassurait sur sa propre identité.
Au lieu de s’inquiéter de l’invasion du territoire, elle était comme un poisson dans l’eau dès qu’une personne étrangère était là, comme si se soumettre au solvant de cultures différentes réparait des petitesses nationales.
Par le biais de cet artifice entretenu pendant de longues années, elle était peuplée de tous les continents.
Elle avait semé, en chacun de ces jeunes espoirs, un encouragement à toute initiative qu’ils prendraient en rentrant au pays. À travers eux, un peu d’elle-même avait créé une entreprise en Chine, enseignait au Pérou ou tentait de négocier en Tchétchénie.
Elle continuait à les porter.
Combien de passions avec eux n’avait-elle pas vécues, combien de vies adoptées à travers la littérature partagée.
Elle les accompagnait encore ce soir-là, quand avait surgi l’effroi péniblement articulé de perdre l’amante française.
L’illusion avait été totale lorsque dans l’acteur venu saluer le public surchauffé, elle avait cru reconnaître un des étudiants japonais inscrits à son cours l’année précédente. Celui à qui, au semestre d’automne, elle avait peiné à expliquer l’essence du paradoxe. Grâce à qui elle avait compris qu’opposer la raison à l’absurde n’avait pas de sens pour l’esprit oriental.
Depuis, on lui avait dit qu’il s’était lancé dans la philosophie. L’aurait-elle influencé sans le savoir, pour qu’il change d’orientation et renonce à son projet commercial ?
L’acteur portait un costume de soie noire. Il avait le même regard que son étudiant qui la fixait ardemment comme pour capter le mystère occidental dans la nuit duquel il lui demandait de le guider, la prunelle brillant au point de la troubler.
Elle devinait qu’il était l’une des tentations posées sur la route des femmes, celle d’œuvrer à la réconciliation des peuples ennemis, mais plus subtilement de croire que tout dans l’imaginaire, par-delà même les limites contrôlées, reste à jamais disponible.